Les avenues du Réveil
Les débuts d'un tel voyage, lorsque celui-ci devient conscient et volontaire, sont généralement faits d'extraordinaires
découvertes. Nous apprenons une multitude de choses de l'ordre du subtil et allons ainsi de sensations
de révélations en certitudes de révélations. C'est une période magique au cours de laquelle nous
percevons distinctement et avec délice une sorte de voile se déchirer en nous. Nous clamons alors avoir trouvé notre
direction, avoir retrouvé notre "famille d'âmes" et être en marche vers notre Libération.
Nous ignorons bien sûr - autrement qu'en théorie - que notre but ne se place ni devant ni au-dessus de nous mais
bien en nous. Faute d'expérience et emportés par l'aspect émotionnel de nos découvertes, nous n'avons pas encore eu le temps
de comprendre et d'intégrer le fait que c'est en descendant que l'on monte.
Nous sommes la plupart du temps persuadés de la linéarité transcendantale de notre trajectoire tandis qu'en
réalité nous ne nous trouvons jamais qu'à un carrefour de nous-même. Un carrefour majeur, sans doute, mais un carrefour
tout de même, avec des choix à faire, des tâtonnements et les mises à l'épreuve que cela implique.
Il nous faudra par conséquent en vivre tous les déploiements, c'est-à-dire parcourir toutes les avenues qui vont
s'y révéler. Chacun à notre manière et à notre rythme, nous serons tentés de les visiter, selon notre personnalité et nos bagages.
Dans le désordre, voici comment se présentent quelques- unes d'entre elles ...
Puisqu'elle est très glorifiante et donc attirante, voici d'abord l'Avenue des Initiés. Nous la parcourons tous un
jour ou l'autre car c'est celle de la prétention, celle de ceux qui se sentent au-dessus de la mêlée, qui ont tout lu, tout
saisi de la vie, de ceux aussi qui donnent les leçons et qui parlent de la Maya comme s'ils l'avaient eux-mêmes dépassée.
En vérité, il y a du monde qui l'emprunte en permanence, surtout aujourd'hui en ces temps de "Révélation".
Comme elle se montre très large, il est cependant difficile d'y rencontrer vraiment quelqu'un. La plupart de ceux qui
la fréquentent ne font que se toiser du regard ...
L'Avenue de la Solitude s'ouvre aussi à nous à un moment donné. Il est difficile de l'éviter ... Celle-là, on ne sait
pas trop si elle attire ou si elle fait peur, si elle mène à un refuge ou à une prison. On peut la sentir protectrice ou destructrice,
réparatrice ou, au contraire, génératrice d'amertume. On y croise, sans toutefois les rencontrer, toutes sortes
de silhouettes. Certaines sont en méditation, d'autres prient, jeûnent ou se livrent en silence à d'étranges activités.
Il en est de manifestement dépressives, de frustrées, de peureuses, d'angoissées, d'hypocrites aussi. Il en est, par
contre et fort heureusement, de très lumineuses ... Bien sûr, il nous faudra y faire un bout de chemin, histoire
d'en connaître les vertus et les dangers car on y expérimente autant l'engourdissement que le récurage de l'égo
et, finalement, les joies de la renaissance.
Quant à !'Avenue des Boutiques, elle sera tout aussi difficile à éviter car elle est séduisante avec ses vitrines qui
nous proposent une multitude de techniques et d'appareillages aux effets apparemment miraculeux.
Certains l'appellent l 'Avenue de l' Ascension, justement parce qu'on y trouve un grand nombre de kiosques
nous présentant de prometteuses recettes transcendantes afin que nous puissions ainsi rejoindre sans attendre les
Maîtres réalisés avec leurs flammes colorées ... Avec ses futurs "élus", elle est très bigarrée, cette avenue.
On y découvre des personnages singuliers tenant des discours pseudo-scientifiques et pseudo-philosophiques.
On y remarque aussi quelques chercheurs, l'air un peu égaré ... et enfin beaucoup de naïfs et de somnambules.
Et puis il y a ... l'inévitable Avenue de /'Extrême. Ceux qui s'y attardent sont dans leur phase excessive et intransigeante.
Certains s'y adonnent à toutes sortes d'exercices dans des poses rigides, le regard opiniâtre et fanatique, tandis
que d'autres y prononcent des discours à voix haute, un doigt pointé vers le ciel.
C'est une avenue qui donne sur une grande place circulaire nommée Place de l'impatience. C'est par elle qu'on
accède au "KundaliniAshram". Il s'agit d'un édifice assez pompeux construit ces dernières
décennies par quelques habitants de l' Avenue des Initiés. C'est l 'École aux nombreux professeurs dans laquelle
on nous dit comment accéder rapidement au septième Ciel en se riant des étapes.
La montée de la kundalini y est le but suprême avoué ...
mais on omet de nous dire qu'il n'y a pas de "service après vente" qui y soit proposé ...
Enfin et par bonheur, il existe également une Avenue de la Tempérance. Celle-ci est parcourue, il faut le signaler,
par beaucoup moins de monde que les précédentes en raison de la mauvaise publicité qui lui est faite. Certains racontant
en effet qu'elle est l'avenue de la tiédeur et de l'ennui. En réalité, ceux qui affirment une telle chose ne se doutent
pas que les âmes qui fréquentent l 'A venue de la Tempérance n'y sont parvenues que parce qu'elles se sont déjà
attardées sur toutes les autres avenues; ils ignorent qu'elles en ont épuisé les prétextes, les charmes et le strass.
En fait, il n'y a pas vraiment de promeneurs sur l' Avenue de la Tempérance. Ceux qu'on y rencontre en
sont plutôt les résidents. S'il arrive que l'un d'eux vous invite chez lui, vous serez sans doute étonné par la modestie
de la façade de sa maison. Cependant, dès que vous en aurez passé le seuil, vous serez bien plus étonné encore par l'immensité de la demeure
et le parfum qui y règne. Vous ne voudrez plus en sortir ... d'autant plus qu'il y règnera une évidente gaieté.
Vous n'y trouverez aucune des mines compassées que vous aviez régulièrement remarquées ailleurs. Vous n'y
entendrez pas non plus des expressions sentencieuses comme "Je suis venu sur Terre pour ... " parce que sur
!'Avenue de la Tempérance et dans ses demeures, il n'y a pas d'espace respirable pour les égos boursoufflés ni pour
les pseudo-maîtres.
Vous n'y verrez que des gens simples qui recherchent la transparence. Même s'ils n'ont pas encore su réaliser
l'Unité en eux, ils sont en marche vers elle et cette certitude les rend déjà heureux car il y a toujours la même devise
qui orne le fronton de leurs demeures :
« La sérénité, c'est du bonheur qui a appris à ne plus voler qu'au-dessus des nuages. » Un Maître inconnu
Évidemment, cette énumération en forme d'allégorie peut sembler n'être qu'une plaisanterie ... mais c'est justement
parce que l'humour est un précieux garde-fou sur notre chemin qu'il ne faut pas s'en départir.
La voie qui conduit à l'état d 'Advaïta est réputée tellement aride qu'on colle d'emblée sur son seuil l'étiquette
"Sérieux", un qualificatif bien décourageant, vous en conviendrez.
Le sens de l'humour est cependant un guide beaucoup plus formateur et efficace qu'on ne l'imagine lorsqu'on
s'est résolument mis en marche vers la Réunification. Inévitablement, de vie en vie et parfois en raccourci
dans une seule vie, nous commettons notre lot d'erreurs ... même avec les meilleures intentions qui soient. De façon
aléatoire, nous parcourons donc toutes les avenues d'expérimentation que je viens d'évoquer et beaucoup
d'autres encore. Nous y sommes pris à notre propre jeu parce que le sens du sérieux qui nous habite devient facilement
un sens du grave et du dramatique. L'égo n'aime pas se prendre à la légère ... C'est ce qui le plombe!
Voilà pourquoi le sens de l'humour est certainement le Maître le plus inconnu qui soit. Sur notre chemin de Terre,
c'est lui qui, la plupart du temps, nous allège les semelles lorsque nous nous trouvons face à un mur en apparence
infranchissable....
L'A venue des Maîtres
Dans notre récente visite des états que l'âme-personnalité est amenée à expérimenter tout au long de son évolution,
il est une avenue que je n'ai pas évoquée. Je nomme celle-ci "l'Avenue des Maîtres". C'est à dessein que je ne
vous y emmène que maintenant. .. Cette avenue est aussi celle des Traditions et par conséquent celle des robes safranées, blanches, rouges, noires ou bigarrées ... Elle attire énormément ceux qui se disent mûrs et assoiffés dans leur démarche.
Que les sages auxquels on y rend visite soient authentiques ou non, qu'ils y méritent pleinement leur titre ou non,
importe peu ici. Ce qui est significatif, c'est la dévotion et le respect qu'ils suscitent auprès de ceux qui se disent leurs disciples
et qui suivent le courant de pensée qu'ils ont créé ou qu'ils représentent.
Chacun d'eux constitue en effet une batterie énergétique à laquelle se connectent souvent des milliers et des milliers de personnes désirant sincèrement ouvrir leur conscience.
Ce n'est pas anodin car une telle batterie se prolonge dans l'invisible pour y créer ce qu'on appelle un égrégore ou - si vous préférez - une énorme forme-pensée collective. Un Maître ou un "simple" sage ne peut éviter la mise en place d'un tel mécanisme énergétique autour de sa personne par le fait que l'enseignant et son enseignement ne font facilement qu'un dans l'esprit de ses disciples. Son égrégore génère ainsi une force non négligeable dont chacun va se nourrir à la mesure de sa maturité. Le Maître devient alors une proposition ...
Quant à ses disciples, ils sont les coupes qui reçoivent celle-ci ; ils ont toute liberté de l'accueillir en fonction de
leur niveau de conscience. C'est là où l' Avenue des Maîtres peut se transformer pour certains en zone de stationnement ou en voie de garage.
Tout au moins pour un temps. La constance dans une direction, la fidélité à une Tradition et l'élan du coeur qui engendre la dévotion sont
d'indéniables qualités ... Néanmoins il faut se souvenir que toute médaille a son revers. Ainsi, une qualité poussée à son extrême peut-elle subtilement mener à un handicap. Elle devient un frein possible. Dans le domaine qui nous concerne, celui-ci n'est autre qu'une nouvelle forme de dépendance, de formatage et donc de conditionnement. Ce type d'assujettissement se traduit dès lors très souvent par une petite phrase qui est prononcée - ou pensée - à la façon d'un leitmotiv: «Le Maître a dit ... »ou encore « Swami dit que ... ».Et on ne sort pas de là!
Mon intention ici n'est pas de choquer qui que ce soit car la confiance, le respect et la dévotion que l'on peut porter à un maître spirituel sont "choses" sacrées. Mon intention est seulement d'insister sur le fait que, dans la pensée d'un véritable Guide, la Liberté est le cadeau
le plus précieux que l'on puisse faire à une âme qui s'est mise en marche vers son propre Éveil. Ainsi, le lien qui peut nous unir un jour à un Être éclairé peut-il, un autre jour, nous entraîner dans un piège subtil. Notre volonté de nous dégager des conditionnements de
la Maya est ainsi capable de nous faire expérimenter insidieusement une ultime forme d'emprisonnement psychique et son lot d'illusions.
Un maître ou un guide spirituel est un point de repère ou de rappel, une sorte de panneau de signalisation destiné à nous orienter. On peut le voir également telle une source à laquelle notre âme a besoin de se désaltérer. L'image est classique mais fort juste ... Cependant dans un cas comme dans l'autre, le guide se manifeste avant tout pour nous aider à poursuivre notre route.
Il n'en est ni le but ni l'axe autour duquel on doit tourner indéfiniment. Son rôle consiste à réveiller notre Mémoire derrière nos mémoires ; il illustre à sa manière le Souffle qui vit en nous et que, pourtant, nous cherchons partout ailleurs.
Le Christ Lui-même répétait fréquemment qu' Il n'avait pas besoin de l'adoration de ses disciples ni - en termes modernes - de la focalisation de ceux-ci sur sa personne puisqu' Il était par essence "empli de Divin". Il cherchait par contre "l'indépendance lumineuse" de
ceux qui recueillaient sa Parole, c'est-à-dire, leur mariage avec la grâce de l' Absolu en eux. C'est cela qu'il importe absolument de comprendre. Un disciple parvenu à maturité est en mesure de marcher en lâchant la main de son enseignant, de son guide. C'est la
chaîne de la Vie qui est ainsi faite et qui réclame cette attitude. Cela ne signifie aucun reniement, aucune ingratitude,
aucune prétention non plus. La dynamique de la croissance doit mener un jour ou l'autre à un mouvement de détachement. Celui-ci ne traduit pas non plus un affaiblissement de l'amour. Il est au contraire la juste expression de la bonne compréhension de ce qui a été reçu.
De la dépendance naît toujours l'engourdissement ... Savoir s'extraire un jour de la zone protégée d'un regroupement
- structuré ou non - d'un ashram ou d'une cellule de monastère représente un pas majeur et incontournable sur le chemin de la Libération.
Depuis le succès d'un certain film, la psychologie moderne parle du "syndrome de Tanguy" dans le cas des jeunes adultes qui ne peuvent se résoudre à quitter le giron de leurs parents. Dans une quête spirituelle, être atteint d'un syndrome analogue s'avère tout aussi fâcheux.
À ce propos, je ne puis m'empêcher de citer une anecdote liée à ce grand Instructeur de notre monde que fut Krishnamurti. Celui-ci, depuis des décennies, avait pour habitude de se rendre en Suisse, à Saanen, afin d'y donner des enseignements.
Lors de l'un d'eux, il s'interrompit soudain. Son regard s'était porté sur une vieille dame assise au premier rang de
l'auditoire et qui dévorait manifestement chacune de ses paroles. « Comment ? fit alors Krishnamurti en s'adressant à
elle. Vous êtes encore ici ? Cela fait vingt ans que je vous vois systématiquement là. Vous n'avez donc encore rien compris?»
La remarque, aigre-douce, n'a pas besoin de commentaire, vous en conviendrez. Voilà pourquoi, !'Avenue des Maîtres, méritait à mon
sens quelques lignes en dépit de son tracé à priori "sécuritaire"
...
En réalité, aucune des voies que nous sommes amenés à parcourir, quel que soit notre point d'avancement, n'est
linéaire et "garantie sans histoires". Le comprendre et l'admettre est une sagesse. Le discernement constitue une
sorte de fil d'Ariane à ne jamais lâcher ... Au fil des vies, c'est la multitude des explorations menées par notre âme qui nous forge car la circulation du Divin en nous a besoin de tout visiter pour se découvrir elle même. Est-il si difficile d'admettre que la Vie avec un grand V
est l'intelligence parfaite? Elle sait où Elle va, c'est-à-dire où Elle nous fait aller.. . Ce n'est pas une théoricienne mais une artiste constamment à l 'oeuvre.
Voilà la leçon que tous les Guides, les Sages et les Maîtres ont patiemment apprise à force d'oser, de tomber et de
se relever. Ne voyons-nous pas là ce qui nous est proposé aujourd'hui?
extrait de "Advaita" Daniel Meurois.